Le lent cheminement d'Isa... où l'on constate qu'il faut du temps pour commencer à s'accepter!

Je suis Isa. Un homme à l’origine. Un homme en apparence… mais une femme à l’intérieur, tout en dedans… depuis presque 50 ans.
Curieuse affaire. Une case unique, le principe du « tout ou rien »… la case « homme » cochée… et moi dans tout cela qui aimerait bien cocher une autre case, jouer la nuance, le bougé de la photographie, le flou, les frontières fluctuantes… toutes ces questions qui me fendent la tête et l’esprit depuis si longtemps.
Et depuis quelques mois, une fenêtre qui s’est entrouverte. L’association Chrysalide… si précieuse… qui permet de penser qu’on n’est pas tout seul… ou toute seule.
Parce qu’il faut bien oser… oser sauter le pas… passer le gué. Ecrire, en parler, ne plus garder pour soi ces drôles de secrets, laisser s’échapper ces formes de culpabilisation si destructrices…

Une identité difficile à construire

Alors, peut-être pour comprendre l’actuel… comme souvent, comprendre les débuts.
Et si l’on partait du prénom : Isa. Un prénom qui dit tout… ou presque. Un prénom qui dit les doutes et les questions, les méprises et les envies.
Isa, pour Isabelle bien entendu. Mais dans Isabelle, il y a « belle »… et, dans mon cas, il ne faut tout de même rien exagérer. Alors j’ai préféré le diminutif pour éviter d’user (dans tous les sens du terme) (d’)un qualificatif plus qu’inapproprié.
Isabelle, vient d’une série télé de mon enfance. J’avais 4 ans quand tous mes copains jouaient dans la cour à Thierry la Fronde, héros médiéval, pourfendeur des anglais envahissant la France à la fin du moyen-âge. Et, moi, j’aurais pu comme tout le monde m’identifier à Thierry… et non voyez-vous, ce fut Isabelle, la belle Isabelle, l’amoureuse de Thierry. Bien entendu, ce fut un secret. Nul ne le sut jamais… Aussi, je jouais mollement dans la cour les rois de la fronde. Et puis j’avais tout de même une petite satisfaction en feignant de m’identifier à Thierry. Il portait de magnifiques collants… et ça, cela me semblait un belle revanche déjà… m’imaginer, courant, sautant, virevoltant… arborant fièrement ces collants qui me semblaient décidément bien féminins.
Ce furent peut-être aussi, de manière implicite, les premières questions (toujours non résolues). Est-ce que je m’identifiais secrètement à une femme parce que je me sentais femme, et/ou parce que je me sentais attirée implicitement par une relation avec un homme. Toute la question du genre et de l’orientation sexuelle qui s’exprimait ainsi, balbutiante et inconsciente. Ce n’est que fort récemment que j’ai appris à distinguer ces deux notions.

Ensuite, ce furent des années étranges. J’étais le gars sympa, le copain sur lequel on pouvait compter, jovial… avec à l’intérieur, très profond, mes questions qui me tarabustaient si fortement. Je parle d’une époque où les écoles n’étaient pas encore mixtes (eh oui !)… et en 1969 (mai 68 était passé par là), une petite cohorte de filles qui débarquent. Je tombe immédiatement amoureux (j’avais 8 ans)… et mes nouveaux amis deviennent des amies. Je me sens bien dans cet univers. C’est le mien, c’est clair (enfin, « clair », il ne faut tout de même pas exagérer). Départ en classe de neige. Je continue à être populaire auprès des copains… mais c’est avec les filles que je me sens bien. Je me souviens de ce désir d’être une fille parmi elles. Mais je n’ose pas aller plus loin. Juste être là, bien au chaud dans cet univers féminin. Petit cadeau né de la situation : en classe de neige il fait froid… et j’ai de ce fait le droit officiel de porter des collants sous mon pantalons (en fait, des caleçons sans pied)… et là je sens une petite part de féminité qui s’installe.
Années collège et lycée, les choses se précisent. Je reste toujours un gars. Je l’affiche, mais tranquillement, sans ostentation. Je fais du judo. Et comme je réussi assez bien (médailles et coupes nombreuses), je suis respecté par mes pairs. Cela ne m’autorise d’une certaine façon à continuer à évoluer dans un milieu féminin, il est vrai en tombant amoureux d’une fille quasiment chaque jour. Ma timidité ne me permet toutefois pas d’exprimer ces forts sentiments.
J’éprouve aussi à ce moment le besoin de prendre une apparence féminine… mais je n’ose pas. J’aimerais tant mettre une jupe. La robe de chambre ne suffit pas à assouvir ce besoin ! Je voudrais porter quelque chose qui soit totalement féminin… sans ambiguïté… pas un truc indifférencié.
Les vêtements qui me semblent les plus féminins sont les collants. Je me souviens en avoir essayé une ou deux fois vers 15 ou 16 ans… au prix d’une terrible culpabilité.
Je commence a vivre quelques flirts… je suis amoureux fou… suivis de désespoirs amoureux. Eh oui, les terribles ruptures des ado. Mais jamais je n’ai osé parler à mes amies de mon besoin curieux d’être femme. Arrivée à l’université. Vie en résidence universitaire… Plus de liberté.
Comme je ne sais pas ce qui m’arrive… comme je perçois ce besoin d’être femme comme une malédiction, j’essaie de mettre tout cela de côté. Cela marche un temps…. Et le besoin réapparaît, encore plus fort. Ce sentiment de ne pas être bien dans ma peau d’homme. Cette envie de me fondre dans un corps féminin… sans comprendre.
Comme je n’ai jamais eu une vision machiste, condescendante, dévalorisante… de la femme, je ne fais pas valoir d’arguments du type : « les femmes sont plus douces… et moi je suis un mec tendre et doux… alors je suis une femme ». Je me suis toujours gardé de ce genre de syllogisme. Je ne voulais pas considérer qu’il y avait une sorte d’essence de la femme à laquelle je me serais référée. Il ne s’agissait pas non plus de sacrifier aux visions sociales de la femme (eu égard aux attentes que la société nourrit à son égard). Non, c’était quelque chose d’à la fois plus léger et beaucoup plus profond, physique, physiologique… un truc qui a à voir avec la peau, l’image… un truc inexpliqué.
Un jour, j’ai osé faire un pas timide. J’avais 22 ans. J’ai osé entrer dans un magasin et acheter une paire de collants, balbutiant ma demande, le rouge aux joues, le cœur tremblant. Je les ai portés dans le secret de ma chambre le soir…. Toujours avec cette culpabilité lancinante, terrible, destructrice… Alors, au bout de quelques jours, je les ai jetés.
Et les choses se sont reproduites pendant plusieurs années.
Un soir, j’ai osé sortir… vaguement habillé en femme : jupe, collants (j’avais les cheveux longs à l’époque). Le sentiment de faire quelque chose de mal était si fort que je n’en ai pas vraiment profité. Et pourtant, je sentais bien que c’était ainsi que je voulais être. Que c’est ainsi que je pourrais me sentir bien dans ma peau.
Quelques années plus tard, j’ai renouvelé l’expérience. Je me suis tellement senti mal après, que j’ai imaginé abandonner à tout jamais cette idée qui m’apparaissait tellement saugrenue, incongrue, incorrecte…
Et puis, quelques événements, découvertes… m’ont permis d’évoluer progressivement, lentement… très lentement.

Reconstruction

Dans le secret douillet de la maison, lorsqu’il n’y personne, ni ma compagne, ni mes enfants, je me transforme. Lorsque je suis certaine de disposer de 2 ou 3 heures, c’est fabuleux. Je m’habille… et je vis, normalement, sans plus, sans moins. C’est le côté banal qui me plait, une femme comme les autres… Je m’installe pour lire, je fais la cuisine, je me fais un petit café, je travaille sur mon ordinateur… Pendant ces instants, loin de toute forme d’extravagance, de toute ostentation de ma féminité, les choses m’apparaissent simples. Je suis une femme, juste une femme parmi d’autres… je vis.
Et puis, il y a le moment où il faut réintégrer l’autre corps, celui de l’homme… Moment difficile, tout gommer… Rejouer le rôle attendu. Et bien entendu, pas le courage de dire… Ces mots qui libéreraient…. Dire simplement les choses. Lui dire : « Tu sais, je ne me suis jamais senti bien dans ma peau d’homme… je suis une femme à l’intérieur, je ne veux pas te blesser, je ne veux plus nous mentir, juste t’expliquer, doucement, tranquillement ». Et non, jamais ce courage.
Alors je m’installe de temps en temps dans ces petites parenthèses, je les anticipe, je les prépare. Leur perspective m’aide à vivre dans cette drôle d’enveloppe.
Des années ainsi, sensation bizarre, pas une double vie, une vie emboitée plutôt, une vie en décalques, un jeu d’ombres.
Et puis plusieurs événements, expériences, rencontres, découvertes qui m’aident à avancer.
Un film, Ed Wood. Un beau Tim Burton, dans lequel le héros (joué par Johnny Depp) considéré comme le plus mauvais réalisateur de tous les temps (Ed Wood, pas Tim Burton !) dans les années 50, éprouve le besoin lors de certains moments de tension, de se transformer en femme. Une bouffée de déculpabilisation ! Une étape dans un processus complexe. En fait, je ne m’identifie pas du tout à Ed Wood. Il ne souhaite pas être femme (tout au moins, c’est comme cela, me semble-t-il, que le réalisateur présente le personnage), alors que j’éprouve ce besoin pour ma part, différence essentielle. Mais, il y a dans ce film l’idée que l’on peut accepter une telle attitude, que la société, même si elle ne comprend pas vraiment, peut nous considérer sans esprit de rejet… que les choses sont possibles.
Et puis, j’ai découvert (merci internet), des sites, des forums qui montraient tous que ce que j’avais considéré pendant des années comme une terrible exception, comme une malformation de mon esprit et de mon corps… était en fait assez largement partagé par d’autres.
Ce sentiment de ne plus être seul… seule.
J’ai de plus en plus éprouvé le besoin de sortir, de me tester à l’extérieur. Alors, un jour, il y a quelques années, en plein mois de décembre, je suis partie tôt le matin. J’étais prête… ou presque. Modestement prête.
Mon organisation et ma transformation étaient pour le moins sommaire. Une jupe sous mon pantalon, des collants noirs, un peu de rouge à lèvres, une grosse écharpe pour dissiper mon visage… et un béret pour cacher ma calvitie.
Voyage en voiture sur l’autoroute jusqu’à la ville où je travaille. Juste après le péage, je me gare sur une petite aire et je retire mon pantalon. Ça y est, je suis en jupe. Plus de filet de protection maintenant. Je redémarre. Vingt kilomètres fabuleux. Ça y est, j’y suis. Arrivée aux portes de la ville. Aire d’autoroute. Je m’arrête près des sanitaires. Je sors. Sensation de froid sur les jambes. Drôle d’impression. Je vais me laver les mains. Au loin, quelques routiers qui sont en train de discuter. Ils me voient… et continuent à discuter. Et ça, c’est vraiment le meilleur. Bon d’accord, je suis loin et ils n’ont sans doute pas une bonne vue… mais voila, pour quelques personnes, moyennant certaines conditions favorables (la nuit, la distance, l’acuité visuelle…) je suis une femme… une femme parmi d’autres… si on n’y regarde pas de trop prêt. Puis je suis vite remontée… Courageuse… mais avec modération. J’ai encore fait quelques kilomètres, puis enlevé le béret, effacé toute trace de rouge à lèvres, réenfilé le pantalon. Et voila, l’aventure était terminée, avec sa dose d’excitation, de peur, de frémissement, d’étourdissement…
Dans les années qui ont suivi, j’ai souvent renouvelé l’expérience. Je sentais ma culpabilité s’estomper petit à petit. Et toujours la même chose… quand je reprenais ma peau d’homme, un immense regret… et l’espoir de vite recommencer.
Et puis cette année, je suis allée plus loin. D’une part j’ai acheté une perruque, d’autre part et surtout, j’ai osé contacter Chrysalide. Et là, ce fut un grand événement pour moi. On me répondait avec beaucoup de délicatesse, en m’aidant dans mon questionnement, en m’apportant certaines réponses et en m’incitant à construire de nouvelles questions, toujours plus précises et fines. Le sentiment d’être anormal qui m’avait si longtemps accompagné disparaissait lentement et joliment. Et puis, ça n’a l’air de rien, mais je pouvais enfin parler au féminin. Quelle joie subtile, de nouveaux jeux d’accords des participes passés. Je n’imaginais pas trouver de tels plaisirs dans l’art de la conjugaison.
Je me suis un peu enhardie dans mes sorties. Et un matin de janvier, très tôt, j’ai osé passer un cap. Je suis entrée dans un café à Lyon, pas n’importe lequel d’accord. J’avais vu dans le journal « Hétéroclite », que ce café était accueillant. Et ce fut le cas. J’étais passée trois fois devant avant d’oser franchir la porte. Personne, sauf la personne au bar. J’entre, les jambes tremblantes, le cœur en vadrouille. Ma voix, déjà peu assurée, ne laisse passer qu’un chuchotement pour dire « bonjour ». Petit moment de surprise de la part de la personne présente (eh, oui, mon passing n’est pas encore au top)… puis il me salue tranquillement : « bonjour madame ». Je n’en reviens pas. Encore un peu de force pour commander un café. Je m’installe à une petite table. Nouvelle sensation inédite : s’asseoir dans un lieu public en jupe. Le café arrive. Le serveur ne fait aucune remarque, très classe. Je bats ensuite le record du monde de vitesse d’absorption d’un café… non sans avoir remarqué avec une certaine fierté la légère marque de rouge à lèvre que je laisse sur le rebord de la tasse.
Et là, très vite, je pars. Je paie. Le serveur, toujours très sympa, tente d’engager une conversation sur l’évolution tu temps des derniers jours. Je peine à me passionner pour la question. Je bafouille quelques formules d’acquiescement et je pars. Dernière petite touche de bien-être… le serveur qui me salue en un joli « au revoir madame, bonne journée ».
Voila, ça n’a duré que 5 minutes en tout… mais c’est une très grande victoire pour moi.

Et maintenant

Envie, besoin d’aller plus loin. Je me sens presque prête. Prête à rencontrer des personnes en faisant modestement et discrètement valoir mon identité d’ISA. Les échanges avec Chrysalide, les lectures (Judith Butler par exemple sur l’idée de la construction sociale du genre), mes enhardissements de sorties… Tout cela m’incite franchir d’autres caps. Sans doute encore doucement, à un rythme mesuré… mais cela va se faire.

Isa