Introduction à la notion de genre

« Qui suis-je ? »
« Suis-je une fille, ou bien un garçon ? »

Pour une majorité d’individus, la réponse à cette question est considérée comme allant de soi depuis leur venue au monde, dès l’instant que l’équipe médicale s’assure à la vue ou non d’un pénis qu’à l’évidence il s’agit d’un garçon ou d’une fille. D’un point de vue anatomique, cette question semble ne souffrir que deux réponses possibles, lesquelles s’excluent et donc se complètent avec tout autant de bonheur. Devenu adulte, le petit garçon ou la petite fille vivra sans ambiguïté suivant l’axiome « je suis un homme » ou « je suis une femme ». Mais qu’est-ce qui permet à autant d’individus, quelle que soit leur orientation sexuelle, d’affirmer d’une manière aussi tranchée et univoque qu’ils appartiennent au sexe masculin plutôt qu’au sexe féminin, et qu’ils sont de fait inclus dans le « groupe des hommes »? Qu’est ce qui permet à certains d’exiger de leur enfant qu’il « se comporte en homme » ? Quels indices biologiques, historiques, socioculturels et psychologiques nous permettent d’affirmer avec certitude de quelle coté de la barrière on se trouve et de quel coté de la barrière on est tenu de rester ? Ne peut-on pas imaginer des identités qui ne se plieraient pas à cette division rigide de l’humanité dans nos sociétés modernes, et qui les dépasseraient ?

De trop nombreux raccourcis de langage nous font désigner des individus aux parcours de vie extrêmement variés sous les catégories-chapeaux apparemment limpides ‘hommes’ et ‘femmes’. Ces catégories sont nées d’un amalgame entre deux notions qu’il nous semble pourtant fondamental de distinguer : le sexe et le genre. La langue française est particulièrement prompte à confondre et donc à nous faire confondre ces deux concepts que nous pensons systématiquement conjointement. Dès lors, coïncident en permanence dans nos représentations sociales et dans notre vocabulaire les termes « mâle », « masculin » et « homme », par opposition à la série « femelle », « féminine » et « femme ». Mais tous les mâles sont-ils des hommes ? Toutes les femmes sont-elles féminines ? Si seul un mâle masculin est un « vrai homme », qu’en est-il des autres ? Une femme qui n’est pas féminine est-elle un homme ?

Ainsi, partant du principe que nommer c’est aussi prendre le pouvoir sur les choses de la pensée et sur les choses du réel, il est temps pour nous de faire un point sur la terminologie, aussi succinct fût-il. Définir n’est pas pour nous une manière de figer dans une nouvelle usurpation exclusive des notions qui appartiennent finalement à chacun d’entre nous, universitaire ou non. Nous voulons rompre la continuité homogène qui superpose de manière arbitraire certains concepts et introduire des questionnements, du trouble. Nous nous attacherons ici à décrire et à exemplifier des ressentis individuels même si a priori leur caractère éminemment intime les rendent résistants à toute définition conceptuelle, afin de communiquer et de mettre en lumière des représentations sociales et psychiques délicates à disséquer et à articuler.

La problématique qui nous préoccupe est celle de l’identité de genre. Une question à la fois fondamentale et troublante, rendue même inquiétante puisqu’elle brille par son absence du champ de la définition officielle et consensuelle. En effet, aucun dictionnaire francophone ne se risque à répondre à la question du genre, si ce n’est par des définitions relatives au genre littéraire ou au genre grammatical1. Voilà bien une preuve supplémentaire (si cela était encore nécessaire) que nous n’en sommes en Europe qu’aux soubresauts des Gender ou Queer Studies ; pourtant avec des Foucault, Bourdieu, Deleuze et autre Derrida, tous les espoirs étaient permis. Nos espoirs ont-ils été trop grands ? La Déconstruction derridienne et les théories de Foucault sur les relations de pouvoir ont-elles pour toujours émigrées Outre-atlantique vers Judith Butler ? Reste que l’avenir académique de cette discipline est encore à écrire en prenant garde de ne pas paraphraser la critique anglo-saxonne ; il nous faut revenir à la source même du sens, nous réapproprier certains concepts sans les escamoter, mais au contraire les expliquer in extenso en français, et les rendre nôtre loin de toute définition fumeuse.

Afin de cerner d’avantage notre problématique, nous ne pouvons faire l’économie d’une analyse de ce qui est habituellement désigné comme naturel et de ce qui est désigné comme social et culturel. Nous voulons commencer par extraire du domaine sémantique de « sexe » le terme « genre » qui lui est substitué dans certaines communications scientifiques en médecine ou en sociologie sans doute afin de rendre leurs auteurs plus crédibles, mais certainement pas plus éclairants. Le concept de genre ou « gender » en anglais (il y a fort à parier que ce néologisme nous vienne du Québec) s’oppose à la notion de sexe qui, même si elle renvoie à une réalité plus englobante que « sex » en anglais, n’en reste pas moins trop vague en français. Le sexe biologique, c’est ce que notre corps nous montre et ce que les autres voient, indépendamment de tout ressenti. Retenons simplement ceci pour l’instant : à la vue d’un ensemble de caractéristiques physiologiques et génétiques2, le médecin, celui dont nous parlions au début de notre exposé, posera le sexe d’un enfant comme mâle ou femelle, validant ainsi l’idée qu’il n’existe que deux sexes dans l’Humanité. Si un cas d’intersexualité se présente à lui, toute ambiguïté sera rectifiée, toute a-normalité effacée au bistouri afin que le sexe d’assignation de l’enfant ne soit jamais pour lui source de questionnement. La médecine veut que l’androgyne soit à jamais séparé.

Cette assignation à résidence au sexe biologique dit « naturel » est à différencier du genre en tant que « sexe social »3. De notre sexe apparent découle une structure sociale qui impose aux individus une éducation et un rôle social spécifiquement « genré »4, des codes vestimentaires normés et un état civil (M./Mme/Melle, prénom « masculin » ou « féminin », numéro de Sécurité Sociale commençant par 1 ou 2, mention du sexe sur la Carte Nationale d'Identité, etc.…). Cette tyrannie de l’arbitraire social fondé sur le mythe d’un immuable naturel – divin pour certains, darwinien pour d’autres – maintient ainsi de manière constante l’idée d’une binarité essentielle des sexes et d’une bipolarité fondamentale des rôles sociaux.

Au-delà du domaine des sciences biologiques et sociales qui veulent tendre à une objectivité qui n’est souvent qu’un vœu pieu voire une dangereuse illusion, il me semble que c’est une approche axée sur la dimension psychique et culturelle qui mettrait le plus en exergue la complexité de la problématique de l’identité de genre. Il s’agit de faire de l’objet d’étude (potentiellement chacun d’entre nous, puisque nous sommes tous « genrés ») un sujet dont le discours est valorisé, le rendant ainsi agent et non victime des représentations d’autrui : chacun d’entre nous se doit d’être le locus de son identification, le lieu depuis lequel il ressent, perçoit et s’exprime. Le droit à l’auto-définition est un acquis qui relève de la tautologie si l’on accepte de se dire « homme » ou « femme », puisque comme chacun sait « une femme est une femme ». Rien n’existe entre les deux pôles féminin/masculin – et bien entendu, rien au-delà.

Mais certaines voix font dissidence : la subtilité des sentiments intimes et des affinités affectives empêchent certains et certaines d’entre nous de rentrer pleinement dans les catégories « homme » ou « femme », du fait de ce que l’on considère comme une inadéquation entre le sexe biologique, le sexe social et le sexe psychique. Les personnes « transgenres » font l’expérience de ce désaccord5 entre les attentes que la société formule à l’égard de leur identité, de leur corps et de leur sexualité, et le sentiment profond qu’elles ont d’elles-mêmes. Vivre selon ses représentations propres est un besoin impérieux, vital et irrépressible qui peut donner suffisamment de force pour transgresser les axiomes biologiques, sociaux et sexuels dits normaux.

Les féministes constructionistes et Butler l’ont déjà posé : le genre est une performance, il est construit de signifiants lisibles et peut donc être déconstruit et déplacé. Déconstruire les genres n’est cependant pas une science qui se pratique avec froideur et détachement, bien au contraire puisqu’on peut moduler au gré de nos ressentis et de nos désirs ce que nous montrons de nous-même, ce que nous y voyons et ce que nous lisons chez les autres. Les homos et les lesbiennes revisitent le genre en vivant leurs amours et leurs sexualités, tandis que les transsexuels décollent l’étiquette du genre pour faire apparaître les corps. Les transgenres introduisent du bizarre, de l’étrange… au final, une distorsion dans une société qui fait tout pour être policée et bien sous tout rapport. Si beaucoup choisissent de vivre cachés et intègrent les représentations sociales en vigueur, d’autres veulent faire une force de la stigmatisation dont ils sont victimes et se montrent dans l’espace publique artistiquement, culturellement et politiquement en se définissant comme androgynes, hermaphrodites, travesti(e)s, transsexuel(le)s FtM ou MtF, drag king, drag queen, transformistes, XX Boys, (tranny) boyz, new half, shemales ou encore lady boy. Entre culture populaire, études socioculturelles et militantisme politique, il n’y a souvent qu’un pas. Le pas entre l’étude et la pratique de la subversion du genre est franchi avec le Queer.


1De plus, le genre définit en biologie la classe au-dessus de l'espèce, c'est-à-dire la classe dont l'une des parties est l'extension d'une espèce. Les dictionnaires nous entraînent loin de notre domaine !
2Remarquons ici que sexe anatomique et sexe génétique ne coïncident pas forcément. Un individu que les organes génitaux font appartenir à la catégorie femelle peut parfaitement être porteur d’un caryotype « masculin » de type XY.
3Formule dont l’emploi a été inauguré par la sociologue féministe Christine Delphy dans L’Ennemi principal, 2 : Penser le genre, Paris Syllepse, 2001.
4Certains comme M. H Bourcier préfèreront parler de « gendérisé ». S’agissant de la production d’un néologisme dont l’irruption dans le langage est aussi neuf que les idées qu’il véhicule, je ne tranche pas.
5Le néologisme de « transgenre » ne se trouve pas non plus dans le dictionnaire. Ce terme vient de l'anglais « transgender », créé en 1979 par Virginia Prince, l'une des pionnières du mouvement transgenre américain. (cf. Jamison Green, Becoming a Visible Man, Nashville, Vanderbilt UP, 2004, p. 50) Nous n’employons pas le terme barbare et rébarbatif de « dysphorie du genre » (« Gender dysphoria ») qui nous semble plus dépréciatif que véritablement éclairant.

David Latour 2007, tous droits réservés.
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